Gjirokastra - La ville penchée
Classée au patrimoine mondial de l’Unesco, la cité argentée est l’une des plus belles des Balkans.
C’était une ville penchée, peut-être la plus penchée au monde, qui avait bravé toutes les lois de l’architecture et de l’urbanisme. Le faîte d’une maison y effleurait parfois les fondations d’une autre, et c’était sûrement le seul lieu au monde où, si l’on glissait sur le côté d’une rue, on risquait de se retrouver sur un toit. Et cela, les ivrognes surtout en faisaient l’expérience. C’est l’atypique description qu’Ismail Kadaré, illustre écrivain albanais, membre de l’Institut, plusieurs fois pressenti pour le prix Nobel de la littérature, fait de Gjirokastra, sa ville natale, dans son célèbre roman Chronique de la ville de pierre (Hachette, 1973). Bâtie sur les pentes de sept hautes collines pierreuses, elle-même construite tout de pierre, la vieille ville n’a jamais été abandonnée et la population réside toujours dans le centre historique auquel on doit l’appellation de villemusée dont les maisons à tourelles de style ottoman balkanique, qui appartenaient à de riches familles de marchands et de notables locaux, sont les joyaux. La ville historique est aujourd’hui un exemple rare de ville balkanique bien préservée et elle a été inscrite par l’Unesco en 2005 au patrimoine mondial de l’humanité. Sur la plus haute des collines sur lesquelles se penchent les maisons et les ruelles, l’imposante citadelle perchée à 336 mètres domine la ville comme une gardienne éternelle qui attire mystérieusement les visiteurs. Devant cet écran de pierre, de murailles et de ciel, le voyageur est captivé par l’architecture de la cité, l’imagination et les secrets que seule la plume de Kadaré peut transformer en verbe. On débarque dans les souterrains et les galeries profondes de la citadelle au sein desquels un musée des Armes rassemble d’impressionnantes pièces de toutes les époques. Curieuse histoire que connaissent les intérieurs de cette impressionnante forteresse qui a servi de pri-dépendance albanaise, en 1912, aussi bien sous le règne de Zog Ier, dans les années 1930, que sous les occupations italienne et allemande durant la Seconde Guerre mondiale et ensuite pendant le régime communiste dictatorial jusqu’aux années 1960. Or, c’est l’extérieur qui fascine plus encore, sur une longueur de 600 mètres la vue depuis la citadelle sur les paysages avoisinants, à quasi 360 degrés, est simplement superbe. Elle devient époustouflante quand on s’installe sur les murailles à flanc de falaise pour savourer le splendide panorama des alentours vallonnés.
Pouqueville la décrit dans “Voyage en Morée, à Constantinople, en Albanie”, dédicacé à Napoléon
Gjirokastra est fondé par la tribu des Chaoniens vers le IVe siècle avant Jésus-Christ, mais ce sont les Romains qui fortifient la citadelle, au Ier siècle. La ville n’est mentionnée sous le nom d’Argyrócastro (“le château d’argent”), terme à l’origine du nom actuel de la ville, que plus tard par les Byzantins, qui construisent la majeure partie de l’immense forteresse médiévale. Contrôlée par le puissant clan Zenevisi aux XIVe et XVe siècles, elle s’allie tantôt aux Angevins, aux Vénitiens et aux nobles byzantins pour finir plus tard sous domination ottomane comme le reste des Balkans. C’est au XVIIIe siècle, alors que Gjirokastra devient un important centre administratif, commercial et militaire, que dans son fameux bazar aux cinq ruelles, coeur de la ville, se concentrent de riches et importantes activités de broderie, de la soie, du bois et du fer, mais aussi de commerce de produits laitiers.
Au début du XIXe siècle, la ville passe sous le contrôle du puissant Ali Pacha, qui renforce les fortifications de la citadelle et dote la ville d’un aqueduc de 10 kilomètres. C’est à cette époque qu’elle est visitée par de célèbres voyageurs européens, dont François Pouqueville, diplomate et écrivain français membre de l’Institut de France. Après avoir accompagné l’expédition d’Égypte de Bonaparte, son premier ouvrage, Voyage en Morée, à Constantinople, en Albanie, dédicacé à l’Empereur et publié en 1805, lui vaut d’être nommé consul général de France auprès de l’Albanais Ali Pacha. Sa connaissance de la région et des langues locales faisait de lui l’agent diplomatique idéal pour Napoléon Ier et son ministre Talleyrand. Pouqueville consacre des passages entiers à la description de la ville et de l’architecture si par-ticulière de ses maisons « solidement bâties en pierre sur des sommets escarpés, certaines adhérant même aux précipices comme des nids d’hirondelles ». Les Britanniques lord Byron et John Hobhouse y mettent pied en 1809 et, plus tard, le peintre paysagiste et poète Edward Lear passe deux fois par Gjirokastra, une fois en 1848 et une nouvelle fois en 1859, lors de ses voyages dans les Balkans. Il y séjourne dans une maison d’hôtes au centre de la ville et est enchanté par la vie colorée dont il est témoin.
Ville natale d’Enver Hoxha, qui passera une partie de sa jeunesse en France
À partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, Gjirokastra devient un foyer de la renaissance nationale albanaise. Convoitée par les Grecs pendant les guerres balkaniques du début du XXe siècle et lors de la Grande Guerre, elle fait partie des théâtres de guerre pendant ces périodes troubles de l’histoire des Balkans au gré des alliances militaires. Témoin des guerres balkaniques, l‘écrivain et voyageuse française Jeanne-Caroline Violet, connue sous le pseudonyme Guy Chantepleure, épouse du consul de France à Athènes, écrit cependant dans son récit la Ville assiégée, Janina, octobre 1912- mars 1913: « Gjirokastra m’émerveille. Elle ne me rappelle aucune ville que je connaisse, ni même que j’ai vue en rêve… De quelque côté que je me tourne, m’apparaît la cité argentée, capricieusement massée autour de sa citadelle… Je la regarde et la regarde encore sans me lasser. »
Grâce à un nouveau lycée établi dans les années 1920, où les enseignements étaient dispensés en français et dont le directeur et les professeurs étaient français, la ville voit perdurer la tradition francophone et francophile de ses classes instruites, comme par ailleurs celle de toutes les élites intellectuelles et politiques albanaises depuis le début du XIXe siècle jusqu’à ce jour. Après la Seconde Guerre mon-diale, la ville bénéficie des attentions particulières du pouvoir communiste (1944-1991), parce qu’elle est la ville natale du dictateur stalinien Enver Hoxha, qui y naît en 1908 et qui passe une partie de sa jeunesse en France dans les années 1930. Sa maison natale, transformée en musée par le régime, devient alors un des principaux centres du culte de la personnalité du dictateur.
Les maisons de pierre sont des petites forteresses à l’instar de la citadelle-mère
À moins de trois heures de route de la capitale albanaise et à une trentaine de kilomètres de la frontière avec la Grèce voisine, Gjirokastra est aujourd’hui un des sites préférés des touristes et voyageurs étrangers en Albanie, avec plusieurs milliers de visiteurs chaque année. Le bazar grouillant, populaire et chaleureux, les ruelles orthogonales et penchées dans lesquelles les passants sont toujours en équilibre, les pavés de pierre et l’ardoise des toits gris, et enfin les bâtisses traditionnelles ont l’attrait d’un lieu magique et le charme d’une autre époque. Les maisons de pierre sont des petites forteresses à l’instar de la citadelle-mère. La visite à l’intérieur de ces maisons donne le vertige: on finit par ne plus compter les pièces, tant il y en a à tous les étages hauts de cinq mètres chacun, et les fenêtres (plus de soixante). Fresques florales, plafonds en bois sculpté, tapisseries murales, draperies finement brodées et canapés allongés décorent richement les salons et les galeries des maisons.
La région de Gjirokastra est un carrefour d’histoire et de culture dont la ville porte la marque : de l’Antiquité, avec les deux sites archéologiques d’Antigonea, à l’est de la ville, et d’Hadrianopolis, au sud; du Moyen Âge, avec les vestiges de la chaîne de forteresses qui jalonnent la vallée de la rivière Drinos, jusqu’aux époques plus récentes quand la ville est fortement marquée par l’architecture des maisons de type ottoman. Elle est aussi au croisement de langues, notamment l’albanais et le grec, ce dernier parlé par les populations helléniques qui y cohabitent amicalement avec le peuple albanais depuis des siècles, sans oublier l’anglais, l’italien et le français que les jeunes d’aujourd’hui manient facilement pour accueillir les nombreux touristes. Carrefour des religions enfin, par la coexistence paisible et la pratique très modérée de différentes religions, spécialité bien albanaise qui constitue l’un des atouts originaux du pays. À proximité de la ville se trouvent d’anciennes et charmantes églises byzantines et postbyzantines avec leur architecture et leurs fresques originales témoignant des origines et de l’histoire des arts plastiques en Albanie. Depuis 1968, un Festival folklorique national est organisé à Gjirokastra tous les cinq ans et est considéré comme un événement majeur de la culture albanaise. Il met en valeur la musique, les costumes et les danses traditionnelles de l’Albanie et des territoires albanophones à travers les Balkans et l’Italie du Sud.